CHRONIQUE DE PASCAL WAGNER-EGGER: LE BULLSHIT HOLISTIQUE, OU CRITIQUER LA SCIENCE POUR CONFIRMER UNE LUBIE

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant en Psychologie sociale à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur le complotisme. Aujourd'hui, il s'intéresse au «bullshit holistique», soit le fait de manipuler les sciences afin de crédibiliser d'autres croyances.

Nous avons vu dans ma précédente chronique comment les charlatans pseudoscientifiques tentent de justifier leurs croyances par des vagues analogies trompeuses avec des disciplines scientifiques comme la physique quantique (le bullshit quantique) ou les neurosciences (le neurobullshit).

Ces deux cas consistent à tenter de de plaquer des résultats scientifiques sur des croyances pour rendre — de façon illusoire — ces dernières plus «sérieuses», mais les croyant·es tentent aussi parfois de modifier la science pour la rendre plus compatible avec leurs croyances. En effet, un certain nombre de «spiritualistes» avec qui je discute sur les réseaux sociaux — qui croient à beaucoup de choses, l’existence de l’âme, des religions, les phénomènes paranormaux, les complots, ou encore les OVNIS — en appellent à un fameux «changement de paradigme» dans les sciences. 

Selon leur interprétation, la science d’avant était réductionniste (expliquer le complexe par le plus simple), matérialiste (expliquer les phénomènes par des causes matérielles), déterministe (prédire le futur en connaissant le présent), positiviste (la science veut tout expliquer) voire… scientiste (la science doit gouverner le monde)! 

Holisme: la réduction scientifique est révolue

Le fameux changement est représenté par le courant du holisme, pour qui la réduction scientifique est révolue (que ce soit clair avant de continuer: tout comme pour la physique quantique et les neurosciences, je ne nie évidemment pas qu’il y ait des usages appropriés scientifiques ou philosophiques du holisme, dans le sens d’un système dont le tout est plus que la somme des parties ; pour ne prendre qu’un exemple, il paraît évident que les sociétés humaines, leurs institutions, lois, coutumes, etc sont plus que la somme des individus qui ne font qu’y passer assez rapidement. Ce que je critique ici est l’idée d’une science qui serait devenue « holistique », et qui aurait dépassé ses principes de base réductionnistes, matérialistes et déterministes). 

Ses adeptes citent souvent les trois ouvrages du sociologue Edgar Morin des années 1970 qui composent La Méthode, dans laquelle il expose la théorie des systèmes qui implique que le tout est plus que la somme des parties (et que donc le réductionnisme va échouer à en rendre compte), en appelle à dépasser la logique dans un remarquable élan de relativisme, et nous enjoint à l'émergence de causalités complexes et circulaires. Ces spiritualistes pensent trouver dans une critique, dévoyée, nous le verrons, de la science la confirmation de leur lubie.

Il est vrai que quelques limites sont apparues dans la connaissance scientifique du monde — comme les limites de la connaissance de l’infiniment petit avec certains effets quantiques, de ce qui précède le Big Bang, le théorème d’incomplétude de la logique de Gödel, ce qu’il se passe à l’intérieur d’un trou noir, etc —, mais les sciences progressent plus que jamais, et les probabilités, les super calculateurs (et bientôt l’IA) permettent de prédire même les systèmes complexes. Ces limites sont donc bien davantage la preuve de l’incommensurable réussite des sciences et de leur réductionnisme que le signe de leur déclin et l’avènement d’une ère holiste et spiritualiste — notons également au passage que le «changement d’époque» ou la «fin d’une ère» est l’un des refrains préférés des bonimenteurs et bonimenteuses, dont chacune et chacun pourra facilement trouver quelques exemples contemporains. 

L'exemple parfait de bullshit holistique

Comme exemple très parlant de ce que qu’on peut nommer bullshit holistique, j’ai été une fois aiguillé par quelques «spiritualistes» des réseaux sociaux vers un texte de blog (et une vidéo youtube) intitulé «Les biais cognitifs de la pensée matérialiste», dans lequel Sylvain Fève, «ingénieur en optoélectronique, ingénieur d'études au CNRS, chargé de médiation scientifique», et Philippe Guillemant «ingénieur Centrale Paris, PHD & HDR, IRHC au CNRS, physicien transdisciplinaire», se proposaient de partir involontairement en vrille en nous offrant un remarquable numéro de bullshit. 

Leur texte contient tout d’abord des assertions assurément fausses, comme par exemple le fait que la notion de biais cognitif ne peut amener à considérer certaines croyances comme cognitivement biaisées. Si le domaine de la psychologie intéresse ces auteurs, je pourrai leur envoyer les centaines voire milliers d’articles scientifiques qui démontrent que les croyances non fondées (théories du complot, paranormales, religieuses, au fake news, au bullshit pseudo-profond, aux pseudosciences) sont liées à des biais cognitifs plus prononcés chez leurs adeptes. 

Ayant ainsi affirmé leur première contre-vérité, à des années lumières de leur domaine d’expertise, nos pseudo-psychologues vont tenter d’identifier, non pas comme les résultats évoqués ci-dessus à propos des biais cognitifs basés sur des milliers d’études publiées par des centaines d’auteurs dans des revues scientifiques depuis 50 ans, mais sur la base de leur intuition personnelle, les «biais de la pensée matérialiste». 

Nos pseudo-philosophes vont entonner une longue litanie de ces soi-disant biais, comme le fait que hasard des scientifiques devient leur propre Dieu — alors qu’aucun scientifique n’a encore à ma connaissance proposé de représenter le hasard par un vieil homme omniscient et omnipotent qui donne des règles de vie à l’humanité par amour tout en se cachant —, que la science nie le libre-arbitre, l’existence de l’âme et de toute autre réalité transcendante, que l’évolution se produit par mutations aléatoires, ou encore le refus «d’envisager que la conscience ait une influence acausale ou rétrocausale sur la réalité». 

Nos deux pseudo-savants sont aussi pseudo-scientifiques, tout CNRS qu’ils soient: seul Sylvain Fève a publié quelques articles en optique, Philippe Guillemant est de son côté l’auteur de la «théorie de la double causalité», un «modèle de création de la réalité fondé sur le libre arbitre qui conduit, entre autres choses, à une explication rationnelle de la synchronicité qui débouche sur un véritable pont entre la Science et la Spiritualité», soit une bien belle bullshittothéorie… Ils concluent, en guise de bouquet final, en un magnifique bullshittographique (un pseudo-graphique avec une belle courbe normale inutile qui a pour seul but de «faire scientifique»).

Délires pseudoscientifiques

En réalité, le bullshit holistique et son prétendu changement de paradigme reposent sur la méconnaissance de deux principes scientifiques qui m’apparaissent comme de plus en plus importants, puisqu’ils expliquent à la fois la supériorité de la méthode scientifique sur les croyances, et le fait que cela n’empêche pas des scientifiques (ou qui se prétendent tels) de partir dans des délires pseudoscientifiques. Ces deux principes sont le rasoir d’Ockham — préférer les explications les plus parcimonieuses — et le fardeau de la preuve — parfois exprimé par la maxime des premiers sceptiques états-uniens comme l’astronome Carl Sagan «des phénomènes extraordinaires demandent des preuves plus qu’ordinaires». Ainsi, les explications les plus parcimonieuses seront préférées, et les explications plus complexes demanderont un plus grand fardeau de la preuve. 

La science, la réduciton maximaliste et non absolue

Faisons ensuite remarquer que toute science, toute interprétation, toute parole ou écrit est et sera toujours fondamentalement et irréductiblement réductionniste (et aucun bullshit holistique n’y pourra rien): une explication, une interprétation, un langage, une théorie, un modèle ne peuvent qu’être des versions réduites et simplifiées de la réalité, plus complexe et multifactorielle. Ce qu’implique la méthode scientifique, c’est un principe de réduction maximaliste et non absolu: réduire l’explication le plus possible. Si la réduction n’est plus possible (par exemple réduire la biologie à la chimie, ou la chimie à la physique), les scientifiques y renonceront, mais contraints par les résultats empiriques, les expériences répétées, et non mus par la fièvre spiritualiste de vouloir justifier pseudo-scientifiquement leurs croyances. 

L’observation et la reconnaissance de phénomènes comme la complexité qui émerge de certains systèmes, ou la bizarrerie du comportement des particules élémentaires, n’est donc absolument pas la marque d’un changement de paradigme, le renoncement au réductionnisme qui nous autoriserait à tout «augmentationnisme» ou «inflationnisme» sans limite ni méthode. Ce n’est que la rencontre de certaines limites — provisoires ou non — à la réduction, sans aucun changement dans la méthode scientifique à part l’existence de nouveaux phénomènes inédits, de nouveaux principes d’explication, de nouvelles méthodes (comme les simulations par modèles, réseaux de neurones), ce que la science a toujours fait. 

Renoncer au réductionnisme

Ainsi, des phénomènes spirituels comme l’existence de l’âme, des principes quantiques qui agiraient entre nos cerveaux (comme la télépathie ou la précognition — le fait de deviner l’avenir) ne pourront et de devront qu’être prouvés par des quantités d’expériences répliquées dont les résultats ne pourront pas être expliqués par des causes plus simples. Les phénomènes scientifiques extraordinaires, comme le Big Bang ou les trous noirs, ne le sont pas parce que les scientifiques qui les étudient ont fait marcher leur intuition et renoncé au réductionnisme, par une ouverture d’esprit et de chakras qui les ont fait voir dans les univers parallèles de notre cosmos: ces phénomènes étonnants et parfois contre-intuitifs sont décrits comme tels parce que les siècles de recherches réductionnistes accumulées ont rendu impossible le fait de les expliquer d’une façon plus simple, ou plus conforme à nos intuitions basées sur notre monde visible. 

Nos pseudo-scientifiques holistiques ont en outre dans leur panoplie deux mauvais arguments pour tenter de justifier leurs prophéties: la science est provisoire, les théories considérées comme vraies pourront un jour être considérées comme fausses (comme la théorie de la gravitation de Newton qui a été considérée comme vraie pendant des siècles et le «syndrome de Galilée»). 

Jusqu’à preuve du contraire

Le premier argument est vrai, sauf qu’on ne sait pas aujourd’hui quelles théories seront considérées comme fausses ou pas dans l’avenir (si on a renoncé à la théorie de Newton, on pense toujours que la Terre est environ une sphère qui tourne autour du soleil et pas l’inverse, que les espèces évoluent ou que le corps est constitué de cellules), et que si on justifie notre croyance parce qu’à l’avenir elle sera peut-être vraie — ce qui est peut-être vrai, mais aussi sans doute faux —, on peut justifier absolument toutes les croyances non fondées, comme le fait que les licornes ou la télépathie existent. Ici encore, l’attitude rationnelle sera la suspension du jugement, ou plus exactement de considérer ces phénomènes comme faux ou inexistants jusqu’à preuve du contraire

Le jour où l’existence de la télépathie ou des licornes sera expérimentalement démontrée, sans l’ombre d’un doute, et remportera l’adhésion de la majorité des spécialistes du domaine (le fameux consensus scientifique, ou plus exactement l’opinion majoritaire), il sera rationnel d’y croire, mais il restera rationnel de ne pas y avoir cru avant d’avoir les preuves (et à l’inverse, il restera irrationnel d’y avoir cru avant d’avoir les preuves: nous arrivons dans le fameux cas où les gens ont «en apparence raison pour de mauvaises raisons», donc tort, comme la montre arrêtée qui indique l’heure exacte deux fois par jours ou l’astrologue qui fait une prédiction qui «se vérifie», parmi des milliers d’autres qui échouent.

Le syndrome de Galilée, croire des croyances minoritaires fausses

Nos pseudo-savants Sylvain Fève et Philippe Guillemant nous offrent un magnifique exemple du syndrome de Galilée, que je propose ici de compléter par le Point Galilée: plus la défense de théories pseudoscientifiques se prolonge (notamment en ligne), plus la probabilité d'y trouver l’exemple de Galilée s’approche de 1. Ils citent un passage du Cantique des Quantiques, un livre de Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, dans lequel il est Dit: «Il a fallu des décennies pour que l’hypothèse de Galilée sur la rotation de la Terre soit acceptée, et des siècles pour que sa condamnation par l’Eglise soit annulée. Combien de temps faudra-t-il pour ébranler les croyances actuelles?». Le syndrome de Galilée, motivé par le besoin de croire vraies certaines opinions minoritaires sans doute fausses, est malheureusement pour eux une triple erreur de raisonnement, aux niveaux logique, statistique, et épistémologique. 

Au niveau logique, s’il est vrai que tout génie professant des vérités avant l’heure se heurtera à la moquerie, voire une certaine résistance parfois même acharnée, il est faux de considérer que toute personne se heurtant à la moquerie ou à une certaine résistance sera un génie professant une vérité avant l’heure! 

Au niveau statistique, la plupart des croyances et même des théories scientifiques à contre-courant seront bien plus probablement fausses ou absurdes que l’expression d’un génie incompris, tout simplement parce que l’histoire des idées nous apprend qu’il y a bien évidemment eu infiniment plus d’idées fausses que celles qu’on a pu conserver suite aux recherches scientifiques. 

Au niveau épistémologique enfin, Galilée n’était pas un génie parce qu’il avait des idées à contre-courant du consensus scientifique de l’époque, mais il l’est devenu parce que ses observations ont été répétées et validées par la majorité des autres scientifiques (s’il suffisait de professer des opinions à contre-courant pour devenir un génie, il n’y aurait pas assez de prix Nobel pour tous les imbéciles de la Terre)… 

Le bullshit ne pourra jamais être validé scientifiquement

En conclusion, me voici désolé de doucher l’enthousiasme de nos prophètes de la pseudoscience, qui appellent depuis des décennies de leurs vœux le «Grand Soir Holistique», poussés par les espoirs des systèmes complexes, de la neurologie et de la physique quantique: ce n’est et ce ne sera sans doute jamais la fin du réductionnisme ou du rationalisme — à moins de nous retrouver subitement projetés dans un univers parallèle où les phénomènes quantiques deviennent visibles à l’œil nu, les effets précédant les causes, et les objets et phénomènes pouvant être à plusieurs endroits en même temps et être explicables simultanément par des concepts incompatibles. 

Les scientifiques essaieront toujours d’expliquer les phénomènes par des causes sous-jacentes, des modèles simplifiés, des processus imbriqués, en réduisant les phénomènes à des causes plus simples, des modèles mathématiques, des tendances statistiques. La complexité et certaines limites apparaîtront là où les expériences répétées montreront qu’elles apparaissent, et certaines pourront être surmontées par de nouvelles méthodes et outils (pensons comme précédemment à l’Intelligence Artificielle et aux ordinateurs… quantiques!). Mais on ne pourra jamais valider scientifiquement le bullshit auquel on croit en le comparant avec des phénomènes scientifiques qui s’appliquent à d’autres réalités.

A l’issue de cette double chronique sur le bullshit quantique, le neurobullshit et bullshit holistique, le plus important est de savoir qu'on peut très utilement combiner ces 3 approches pour un «effet gourou» maximum: en quelques clics sur internet, j’ai trouvé un site qui propose une formation de «neuro-bioénergie quantique, une discipline holistique au service de l’humain» (CQFD)! 

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